L’histoire de l’art a toujours été marquée par des ruptures technologiques et des changements de paradigmes. Depuis la maîtrise des pigments au Moyen Âge jusqu’à l’introduction des techniques photographiques au XIXe siècle, chaque nouvelle invention a suscité son lot d’enthousiasme, de débats, et de controverses. La récente vente de AI God: Portrait of Alan Turing par Ai-Da Robot, pour 1,12 million de dollars chez Sotheby’s, s’inscrit dans cette longue histoire de fascination pour l’innovation. Mais que nous dit réellement cette œuvre sur notre époque ? Que révèle-t-elle de notre rapport à l’art, à la technologie et à l’idée même de création ?
L’art de l’humain sans l’humain
Revenir à la définition de l’art, c’est interroger ce qui en constitue le cœur : la main de l’artiste, certes, mais surtout son intention. L’histoire de l’art n’est pas une simple succession d’objets ; elle est un récit, celui des désirs, des angoisses et des visions d’une humanité qui, depuis les fresques de Lascaux, cherche à transcender sa condition.
Ai-Da, en tant que machine humanoïde, vient troubler cette définition. Est-elle artiste parce qu’elle produit ? Ou bien l’est-elle parce que nous, spectateurs, décidons de la qualifier ainsi ? À ce titre, Ai-Da ne serait pas tant une révolution artistique qu’une habile construction narrative. Son apparence humanoïde, sa capacité à simuler la réflexion, nous plongent dans une illusion : celle d’une intention derrière chaque coup de pinceau. Mais cette intention est-elle vraiment la sienne ?
La matérialité : un refuge dans l’inconnu
À travers les âges, les objets d’art ont souvent été des talismans. Posséder une œuvre, c’était s’approprier une part de transcendance, quelque chose qui échappait à la simple utilité. Avec l’émergence de l’art numérique et immatériel, cette fonction symbolique est bouleversée. Ai-Da, en produisant une œuvre physique sur toile, semble répondre à cette angoisse moderne : offrir un objet tangible à un monde fasciné mais méfiant envers les nouvelles technologies.
Ce choix de matérialité, bien que techniquement anecdotique, est chargé de sens. Là où d’autres artistes numériques (comme Refik Anadol ou XCOPY) proposent des œuvres immatérielles ou codées dans une blockchain, Ai-Da revient au support traditionnel. Ce tableau devient alors un compromis rassurant, un pont entre l’ancien et le nouveau, qui séduit autant les collectionneurs traditionnels que les amateurs d’innovation.
La technologie, entre spectacle et oubli
L’œuvre d’Ai-Da, vendue à un prix record, a éclipsé celles de créateurs qui, eux, investissent leur temps et leur vision dans des projets numériques réfléchis. Pourquoi ? Peut-être parce qu’Ai-Da est, avant tout, un spectacle. Sa performance dépasse son tableau : elle parle, interagit, simule l’humanité. Mais que reste-t-il si l’on retire cette mise en scène ? Un programme algorithmique, complexe certes, mais dénué de toute volonté propre.
À l’inverse, les œuvres de Refik Anadol ou de Pak, bien que moins tangibles, sont l’expression directe d’une intention humaine. Elles incarnent une réflexion sur notre rapport au numérique, à l’immatériel, à l’avenir. Pourtant, ces artistes ont été relégués au second plan, victimes peut-être de l’attrait pour la nouveauté spectaculaire.
Ai-Da : Une révolution ou un miroir ?
L’histoire nous enseigne que l’art est souvent un miroir de son époque. Ai-Da, en ce sens, incarne parfaitement nos contradictions contemporaines : fascinés par la technologie, nous cherchons à la rendre humaine ; effrayés par l’immatériel, nous revenons à des objets palpables. Mais en glorifiant une œuvre issue d’un processus sans intention, ne risquons-nous pas d’effacer ceux qui, justement, incarnent encore la vision et la volonté humaine ?
AI God est peut-être une œuvre d’art. Sotheby’s en a décidé ainsi, et je ne contesterai pas cette expertise. Mais elle est aussi un moment charnière, qui nous pousse à repenser notre rapport à la créativité, à l’intelligence artificielle, et à la matérialité. Si Ai-Da est une pionnière, alors que faisons-nous des artistes qu’elle laisse dans son sillage ? Cette œuvre, comme un talisman moderne, semble surtout révéler notre désir collectif de contrôler ce qui, paradoxalement, échappe à tout contrôle : l’avenir de l’art dans un monde de machines.
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